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Introduction : se libérer

L'impasse de la tradition

La vie de chercheur·euse ou d’étudiant·e est souvent un combat contre la machine. Au fil des années, j’ai vu combien nos dispositifs numériques — les conditions matérielles de notre travail intellectuel — peuvent devenir des poisons psychiques et physiques lorsqu’ils sont subis. Quand l'outil est mal compris, il cesse d'être une extension de la pensée pour devenir une entrave.

Chacun·e connaît ce naufrage : le traitement de texte ralenti à la centième page, la bibliographie qui foire la veille d’un rendu, l’idée géniale perdue dans le brouillard des fichiers nommés au hasard… Le problème n'est pas l'absence de compétences de base — tout le monde sait envoyer un mail ou lancer un diaporama. Le problème, c'est l'absence de fondations saines. Nous ne construisons pas notre environnement numérique selon nos besoins, mais selon des habitudes.

Évidemment, certains secteurs disciplinaires, à commencer par les sciences informatiques, seront bien plus exempts de ces difficultés puisque la condition pour intégrer un cursus est un niveau de compétences numériques élevé. En dehors, cependant, l’usage des logiciels bureautiques classiques est considéré comme un horizon indépassable. Le reste est perçu comme une aventure en territoire inconnu. On calcule alors, souvent mal, le rapport entre l’énergie nécessaire pour apprendre de nouveaux outils et celle, épuisante, dépensée à produire laborieusement des connaissances avec des logiciels inadaptés.

Ce n'est ni de la procrastination, ni de l'inadaptation : c'est un manque d'accompagnement. Les étudiant·es ignorent l'existence même d'alternatives ; les enseignant·es-chercheur·euses confirmé·es, prisonnier·es du « ça marche comme ça », s’épuisent dans des méthodes artisanales peu efficaces mais familières.

Ces situations créent des verrous numériques. Les suites propriétaires, comme Microsoft Office, nous emprisonnent dans des systèmes opaques : elles promettent la sécurité d'un cloud inconnu (et souvent malveillant) et nous dépossèdent de la maîtrise de nos fichiers. On multiplie les sauvegardes redondantes, on s'égare entre les notes manuscrites et les documents en ligne, et l'on finit par succomber aux promesses des services basés sur des grands modèles de langages (on dit aujourd'hui : « IA ») qui proposent de trier nos vracs numériques à notre place. Résultat : une perte totale de concentration et de sens.

Ce guide propose de briser ces verrous

Il ne s'agit pas seulement de « mieux cliquer », mais de reprendre le contrôle sur votre production intellectuelle par le logiciel libre.

Changer de paradigme

Autant le dire tout de suite, au risque d’effrayer pourtant sans raison, ce guide vous mènera tout droit vers l'usage d'un système GNU Linux1. Ce sera même la première étape. Premièrement parce qu'aujourd'hui, utiliser Linux n'est plus vraiment un obstacle à la compatibilité. Deuxièmement, parce que je vais promouvoir essentiellement l'emploi de logiciels libres. La plupart de ces logiciels fonctionnent sous Windows ou Mac, rassurez-vous. Mais n'oublions pas l'objectif principal : construire un environnement numérique efface, sain et efficient. De ce côté-là, il vaut mieux bâtir sa chaîne de production intellectuelle, sur des bases solides… et libres.

Si l'on devait tirer quelques leçons de l'histoire du logiciel libre, certaines d'entre elles pourraient tout à fait convenir pour appréhender ce guide. Je cherche ici à instiller en vous un esprit hacker2 qui définit le logiciel comme une exigence politique de liberté et de transparence plutôt que comme un produit de consommation. Il prône la maîtrise de l'outil et le partage des connaissances afin de ne pas être l'esclave d'une technologie opaque.

Amélioration continue

Accepter un logiciel « tel quel », avec ses bugs et ses limites, c’est accepter de brider sa propre pensée. L’esprit hacker consiste à refuser la fatalité technique : si un outil entrave votre flux de travail, il doit être interrogé, contourné ou amélioré. Le système doit se plier à l'activité du chercheur ou de l'étudiant, et non l’inverse. C'est pour cela que les logiciels libres existent : des communs au service des utilisateurs.

Précepte

Les logiciels libres sont des outils d'émancipation.

L'expression de la volonté : l'autonomie

L’informatique par logiciels et services privateurs interposés cherche à nous rendre passifs derrière des interfaces « simplifiées » qui décident à notre place de la mise en forme ou du stockage. Reprendre le contrôle est un acte de résistance. C'est un combat parfois ardu, qui demande de sortir de sa zone de confort, mais c’est le prix de la souveraineté.

Précepte

Pilote ta machine, ou elle te conduira.

Comprendre et investir du temps

Ignorer le fonctionnement de ses outils est une dette technique qui se paie toujours au moment le plus critique (le rendu d'un rapport ou d'une thèse, la publication d'un livre). Passer trois heures à comprendre une fonctionnalité, un script ou une syntaxe n'est pas une perte de temps : c'est l'acquisition d'un savoir qui vous rendra du temps libre par la suite.

Précepte

Comprendre l'outil, c'est déverrouiller la connaissance.

L'ordinateur est un outil de production, pas un entrepôt

Un ordinateur n'est pas un classeur numérique, c'est une prothèse cognitive. Il ne doit pas se contenter de stocker vos notes, il doit les traiter, les transformer et les lier. Qu'il s'agisse de votre machine locale ou de serveurs distants, chaque dispositif doit être programmé pour exécuter les tâches. Si vous faites deux fois la même manipulation manuelle, vous travaillez pour la machine.

Précepte

Ne te contente pas d'enregistrer l'information, fais-la travailler.

Documenter ses efforts

L'automatisation sans mémoire est une bombe à retardement. Créer une solution élégante est inutile si vous oubliez comment elle fonctionne six mois plus tard. Documenter ses propres processus, c'est s'assurer que votre environnement de travail survivra aux mises à jour et aux changements de matériel. C'est l'acte ultime de l'artisan : laisser le plan de son atelier.

Précepte

Automatise le geste, documente l'esprit.

Méthode

Ce guide est volontairement didactique. Il cherche à expliquer le cadre avant que d'expliquer les procédés. C'est pourquoi il faudra beaucoup lire.

Renvoyer à l'installation de tel ou tel logiciel, en fonction d'un besoin et souvent au détriment des autres, n'est selon moi pas le meilleur moyen pour que l'utilisateur puisse réellement s'approprier son système. Bien souvent, l'expérience se résume à l'installation puis, manquant de vision globale, l'utilisateur abandonne et revient à des pratiques plus consensuelles (selon lui).

Par exemple, bien que je mentionnerai plusieurs logiciels basés sur l'édition Markdown, je ne me concentrerai plus explicitement que sur un seul, nommé Zettlr. Personnellement, à l'heure où j'écris ces lignes, j'alterne entre Zettlr, VSCodium et Obsidian, c'est à dire entre trois logiciels dont l'un n'est pas libre. J'utilise Linux depuis plus de 20 ans, j'ai mon propre service de stockage cloud, etc. En vérité, j'ai créé mon propre environnement en fonction de besoins très spécifiques sur plusieurs années. Par contre, jamais je n'aurais déployé ceci sans connaître d'abord correctement non pas tel logiciel, mais des notions : le langage de balisage, la typographie, le système d'exploitation, un peu de programmation légère, l'administration système, etc.

L'objectif de ce guide n'est pas de vous transformer en geek, mais de vous donner les bases d'une certaine autonomie numérique. Ces bases se consolideront avec le temps.


  1. Pour la suite, par facilité, nous nommerons ce système d'exploitation par le nom de son noyau uniquement, à savoir Linux. Pour mieux comprendre la signification de GNU Linux : voyez cette page Wikipédia

  2. Sam Williams, Richard Stallman, et Christophe Masutti, Richard Stallman et la révolution du logiciel libre. Une biographie autorisée, Paris, Eyrolles, 2010. Steven Lévy, L’éthique des hackers, Paris, Globe, 2013.